Palme d'or pour le réalisateur de "Bread & Roses" et de "My Sweet Sixteen" : Ken Loach est récompensé pour son film sur l'Irlande des années 20. Voici la critique du Monde (www.lemonde.fr)
Des hommes unis par le sport, puis s'entre-tuant. Des rafles et des rafales. Des cadavres couchés dans la lande irlandaise. Avec Le Vent se lève, le cinéaste britannique Ken Loach retrace la rébellion du petit peuple des environs de Cork, dans l'Irlande du Sud des années 1920, contre l'oppresseur anglais, la formation de l'Etat Irlandais libre, mais aussi la lutte fratricide que cette avancée politique déclenche entre nationalistes et socialistes. Le Festival retient son souffle : voilà (enfin !) le premier grand film de Cannes.
Ce n'est pas la première fois que Ken Loach s'intéresse à la cause irlandaise. Au début des années 1970, le scénario de Wednesday Plays fut récusé par la BBC. En 1976, le cinéaste parvenait à évoquer le conflit dans une série télévisée, Days of Hope : il dénonça le rôle répressif de l'armée britannique sur le sol irlandais ainsi que les propriétaires anglais qui s'enrichissent aux dépens du peuple depuis des siècles. En 1981, l'un des héros de Regards et sourires tentait de convaincre son copain de s'engager avec lui dans l'armée en Ulster. Puis ce fut Hidden Agenda, en 1990, thriller stigmatisant les méthodes de la police britannique en Irlande du Nord. Les autorités anglaises n'apprécièrent pas du tout la présence de ce film à Cannes. Et les tabloïds ironisèrent en déplorant la sélection d'un film plaidant la cause de l'IRA.
Comme il le fit dans Black Jack, film picaresque situé au XVIIIe siècle et destiné au jeune public, et dans Land and Freedom, consacré à la guerre d'Espagne, Ken Loach, champion de la chronique des luttes populaires contemporaines, signe ici un film historique. Nous sommes en 1920, à l'heure où des paysans s'unissent pour former une armée de volontaires contre les redoutables Black and Tans, troupes anglaises envoyées pour mater les velléités d'indépendance du peuple irlandais. Mais jamais nous n'avons le sentiment de voir un film en costumes. Le Vent se lève est une leçon contemporaine. La description des violences de l'occupant contre des gens dont le seul tort est de désobéir à l'interdiction de tenir des réunions publiques - en jouant au hockey par exemple - est saisissante. On a oublié que les Anglais étaient animés d'une telle haine et d'une telle brutalité. A voir le comportement de ces uniformes qui injurient, éructent, humilient et exécutent de sang-froid, on croit voir un régiment de marines en croisade contre un Mal fantasmatique. Comment, en voyant ces monstres hystériques s'acharner sur leurs proies désarmées, ne pas penser aux tortures exercées par des troupes anglo-saxonnes sur des prisonniers irakiens ?
En vertu de quel stoïcisme les Irlandais ainsi malmenés n'auraient-ils pas fini par s'insurger ? Ce que raconte superbement Ken Loach, c'est comment ces hommes, exaltés ou modérés, froussards ou téméraires, que ce soient des intellectuels ou des fermiers, se rebellent contre un pouvoir liberticide en dépit de leurs différences, par instinct de survie, unis dans ce qui devient une lutte de classes, une guerre du travail, un sursaut contre la famine et pour la dignité.
EMBUSCADES ET PRISES D'OTAGES
Les Républicains irlandais forment un front commun que Ken Loach compare implicitement à celui qui réunit en Irak des intérêts divergents contre Américains et Britanniques et qui, lorsque les indésirables auront disparu, redécouvriront leurs différences.
On accuse parfois Ken Loach d'être démonstratif. Saluons plutôt son sens de la pédagogie, son refus du simplisme. Au fil du temps, et à mesure que la lutte armée s'intensifie, que les représailles et les exécutions répondent aux embuscades et prises d'otages, puis au moment où le traité créant l'Etat libre d'Irlande entraîne des Irlandais à revêtir à leur tour l'uniforme des gardiens de l'ordre, c'est à une description des luttes internes du peuple irlandais qu'il convie, à la scission au sein du mouvement révolutionnaire. Au sein de la même famille, il est deux frères qui, après avoir combattu sous la même bannière, se retrouvent l'un dans l'allégeance à la Couronne (l'Etat "libre" devant prêter serment au roi d'Angleterre) et l'autre dans le clan des irréductibles.
Ce fut ainsi. Et, dans cette nouvelle apologie du collectif, on ne peut pas dire que Loach impose un discours tout d'une pièce. Il peint une guerre civile et ses atrocités avec un exemplaire refus de la complaisance, s'attarde sur le dilemme entre humanité et devoir et l'incurable dégoût que l'on ressent à tuer un camarade.
Le Vent se lève n'est pas un film de guerre, mais un film sur les déchirements d'un peuple. Les coups de feu n'y occultent pas les débats. Le désastre de ces affrontements y suscite une émotion tenue et inspire cette image finale : une femme à genoux, en pleurs, devant une maison brûlée.
Film anglais-irlandais-allemand-italien-espagnol de Ken Loach avec Cillian Murphy, Padraic Delaney, Liam Cunningham, Orla Fitzgerald. En compétition.[img][/img]